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L'homme qui voulait entrer dans la loi
Esprit n°2, février 1975
Wladimir Rabi
Retranscription de Christine Artus

Personne d'autre que toi n'avait le droit d'entrer ici, car cette entrée n'était faite que pour toi. Maintenant je pars et je ferme. (Franz Kafka, Le procès)

L'affaire Goldman

Qui est Pierre Goldman ? Né en 1944, à Lyon, de parents juifs-polonais, engagés militairement dans la Résistance des Juifs immigrés d'inspiration communiste (F.T.P. – M.O.I. main-d'œuvre immigrée, avec des sections à Paris, Lyon, Marseille, Grenoble, Toulouse : le groupe de Lyon, où combattait son père s'appelait compagnie Carmagnole), il a vécu dans le rappel des pages écrites par les hommes et les femmes de la génération qui l'avait précédé (1), et dans la haine du nazisme et de l'antisémitisme.

Etudiant, il suivit le chemin que d'autres suivirent comme lui : syndicalisme à l'U.N.E.F., lutte contre la guerre du Vietnam et contre la guerre d'Algérie, parallèlement militantisme à l'U.E.C. (Union des étudiants communistes), puis rupture avec cette organisation, désenchantement quant à l'action révolutionnaire en France, départ pour l'Amérique latine, combat au Venezuela avec les guérilleros, la fuite en avant, toujours plus loin, jusqu'à l'ultime destin (2).

Puis retour en France, en octobre 1969 (il n'a guère participé à mai 1968). A Paris, en l'espace de quarante jours, il commet alors trois hold-up (4 décembre 1969, 20 décembre 1969, 16 janvier 1970). Arrêté le 8 avril 1970, à la suite d'une information communiquée à la police par un indicateur dont le nom reste inconnu, il avoue ces actes, il les reconnaît, il les assume (l'expert psychiatre les appellera des "violences suicidaires"), et il est prêt à en payer le prix, 15 à 20 ans de réclusion ; dans ce but il organise sa vie en prison (études, recherches, linguistiques, philosophie). On lui impute aussi un double meurtre boulevard Richard Lenoir, commis le 19 décembre 1969, dans une pharmacie : ce crime, il le nie, et il clame avec fermeté : "Je suis innocent parce que je suis innocent".

A l'audience, alors que les défenseurs se préparaient à déployer le grand jeu classique (rappel de la guerre et de l'enfance, le pathos habituel, puis le redressement en prison, deux licences, obtenues durant les quatre années de détention provisoire, deux doctorats en préparation), il interdit à ses avocats tout intervention de ce genre, il refuse tout témoignage de moralité : les faits, rien que les faits, la vérité, la justice, tout simplement.

Il veut établir, démontrer en pleine lumière, sans que subsiste la moindre ombre, qu'il est innocent. Pour qui le veut-il à ce point ? Pour ses parents et ses proches ; pour les camarades de combat de sa génération (qui ne l'ont jamais abandonné, malgré quelques désaccords idéologiques, et ont continuellement maintenu le contact avec lui) ; pour les Juifs enfin (qui ont cru en lui, et l'ont soutenu à Fresnes).

Deux hommes vont diriger les débats, Pierre Goldman et le président Braunschweig (qui jouit à Fresnes d'une réputation de libéralisme et d'impartialité), car l'accusé refuse d'être un pur objet entre les mains des divers protagonistes de ce procès. Et ils vont le faire, le premier délibérément et le second contraint, en un déroulement inhabituel qui va permettre de démonter toute la mécanique, et de révéler combien elle se dérègle dès lors qu'elle ne fonctionne plus comme de coutume.

Faut-il dire ici (ce que la presque unanimité de la presse a révélé, de Libération à l'Aurore, jour après jour) combien les preuves étaient fragiles ?
a) aucune des deux armes, qui servirent au double meurtre, ne fut découverte (ce qui aurait permis d'établir, dans l'affirmative, la relation directe entre le meurtre et l'accusé) ;
b) refus de la police de révéler le nom de l'informateur (ce qui aurait permis de vérifier si la police, de bonne ou mauvaise foi, avait procédé à la "fabrication" d'un accusé correspondant au modèle qui lui était proposé) ;
c) discordance entre le portrait fait du meurtrier par les premiers témoins le jour même ("un mulâtre… une sorte de mulâtre", puis "un type espagnol-portugais 30-35 ans…1,70 m –1 ,75 m… nez long… visage grêlé") et le portrait réel de l'accusé ;
d) caractère extrêmement critiquable de la reconnaissance effectuée le 9 avril 1970, quatre mois après (dès le 1er avril, une photo de l'accusé avait été communiquée au témoin Quinet ; le même commettra à l'audience un lapsus dramatiquement troublant : "J'ai désigné Goldman d'après le numéro qu'on m'avait indiqué" ; publication, le matin même de la reconnaissance, d'une photographie de Goldman, dans la presse ; enfin, seul dans le groupe, il est admis que l'accusé n'était pas rasé, ce qui le distinguait nettement des autres) ;
e) la photographie du groupe, où figurait l'accusé parmi d'autres, a été malencontreusement ratée, si bien que la vérification de la correction de l'opération d'identification ne peut être contrôlée ;
f) contradiction interne de la plupart des témoignages (le témoin Quinet affirme ainsi être entré dans la pharmacie, alors que d'autres ont vu l'accusé en sortir au moment où Quinet arrivait ; le témoin Pluvinage a reconnu l'accusé, du quatrième étage de l'immeuble, alors qu'il faisait nuit ; la demoiselle Ioualitène a été bousculée avant vingt heures – puisqu'elle devait prendre son car de vingt heures – alors que le meurtre eut lieu vers 20h10, et le répéta en salle des témoins devant les témoins Pagès et la demoiselle Vespirini) ;
g) faiblesse générale de l'instruction (tant du juge d'instruction que du président de la cour d'assises), qui n'ont pas cru bon, dans une affaire aussi grave, où l'accusé risquait la peine capitale, d'ordonner une reconstitution, afin de contrôler l'exactitude des divers témoignages) ;
h) défaillance générale de la défense (comme si son rôle était limité à la plaidoirie), ce qui a provoqué l'étonnement d'un observateur : "Ne peut-on craindre que la religion des jurés ne soit déjà faite avant de les entendre ?" (Philippe Boucher, Le Monde, 13 décembre), une défense qui n'a pas demandé non plus cette reconstitution, ni au cours de l'instruction, ni au cours de débats ;
i) enfin, et surtout, le fait suivant : est-il psychologiquement possible qu'un homme qui a commis deux meurtres et deux tentatives de meurtre, puisse, le lendemain même, le 20 décembre 1969, alors qu'il se sait recherché et reconnaissable, et qu'il a la possibilité, avec un passeport d'emprunt, de fuir à l'étranger, accomplir, en plein Paris, rue Tronchet, dans un grand magasin de confection pour dames, un hold-up à visage découvert ?

Il y avait doute, doute raisonné, et la presse le souligna jusqu'au dernier jour : "Chacun y apparaît sincère – c'est sensible. Et pourtant la vérité ne cesse de couler entre les doigts" (P. Macaigne, Le Figaro, 13 décembre) ; "Un verdict difficile" (J. Laborde, L'Aurore, 13 décembre).

Après le réquisitoire de l'avocat général Langlois, les plaidoiries de la défense (Mes Pollak et Libman ; mais que n'a-t-on laissé plaider aussi Etienne Grumbach, un garçon de la génération de Goldman, qui aurait pu dire aux juges et aux jurés le sens du combat de son camarade, et démontrer l'impossibilité pour lui de commettre un meurtre de droit commun), et une longue attente de deux heures et demie, la Cour (trois juges de carrière, robe rouge et hermine, et neuf jurés) revint en séance, le visage dur reflétant un débat dramatique. Il était minuit 10. A toutes les questions, de 1 à 43, la réponse était "oui", à la majorité de huit voix au moins. Il y eut une rumeur de stupéfaction. Puis, très vite, le président ajouta qu'à la 44ème question (celle sur les circonstances atténuantes) la réponse était également "oui", et annonça le verdict : "réclusion criminelle à perpétuité".

Alors ce fut comme une houle de douleur et de fureur. Alors, de cette foule de camarades, d'avocats, de témoins, d'observateurs, qui tous attendaient le verdict jusqu'en cette heure fatale, et qui espéraient tout au moins, comme l'accusé lui-même, entre 15 et 20 ans pour les trois hold-up (mais les professionnels de la parole et des prétoires, ceux-là qui avaient reconnu la remarquable prestation de l'avocat général et déploré la faiblesse générale de la défense, ceux-là savaient que tout était possible, ils attendaient avec angoisse et craignaient le pire), de cette foule brusquement unie jaillirent les cris de "Pierre innocent", puis de "Racistes", enfin de "Jurés assassins". Comment cette dernière formule se retrouvait ici, après vingt siècles, pour rouler jusque dans ce prétoire, souillé de mille crimes, tandis que juges et jurés, visage blême, stupéfaits puis stupides, fixaient cette foule qui pénétrait dans le Saint des Saints, le lieu même de la Loi, l'espace clos où la cérémonie rituelle venait de se dérouler, foulé, violé, profané. "Tribunal assassin…" avait déjà proclamé le Talmud il y a vingt siècles, "… celui qui condamne à mort ne serait-ce qu'une fois tous les 70 ans". Pour toute cette jeunesse la réclusion criminelle à perpétuité était, de nos jours, l'équivalent de la peine capitale.

Dans la suite, la garde se reprit (il y eut même un moment où, si la condamnation avait été prévue, et s'il l'avait voulu, Goldman aurait pu aisément franchir le box et s'enfuir). La garde se reprit et refoula la foule, non seulement de la salle d'audience, ce qui était régulier, mais également du Palais de Justice lui-même, ce qui ne l'était point (puisque le procès n'était pas achevé, et que l'audience ne devait reprendre sur la question des intérêts civils). C'est au cours de cette reprise d'audience que Goldman put déclarer : "L'absurdité de cette sentence est d'être parfaitement conforme à mon destin, à mon aptitude fondamentale à être accusé" (3).

Pendant des jours et des jours, je me suis demandé pourquoi la machine judiciaire avait si mal fonctionné, et comment ce procès avait abouti à ce déroulement fatal. Parmi ceux qui défendent actuellement Goldman, il y a ceux qui, par essence, sont convaincus de son innocence ; ceux qui estiment que, de l'ensemble des indices, faits et témoignages, il ne résulte pas une preuve suffisamment démonstrative pour entraîner une telle condamnation ; ceux qui pensent (notamment dans la presse anglo-saxonne) que, même si l'accusé est le meurtrier, le rapport des deux experts psychiatres et la lettre du directeur de Fresnes auraient dû susciter une condamnation plus légère, compte tenu des prétentions affirmées de la nouvelle politique pénitentiaire ; ceux qui entendent critiquer l'appareil judiciaire (bourgeois, ou indifféremment tout appareil judiciaire d'Etat) ; enfin ceux qui se contenteraient d'une modeste réforme (par exemple quant à la formation de la liste des jurés). Ici nous retiendrons essentiellement la nature de l'appareil, que l'affaire Goldman a permis, comme en une expérience de laboratoire, d'approcher et de démonter.

L'espace judiciaire

Il y a un espace judiciaire. Dans toutes les religions, il y a des lieux saints (grottes, cavernes, sources, temples, parfois labyrinthes) qui permettent de distinguer le sacré, protégé par l'interdit rituel, du profane. L'espace judiciaire est un lieu saint protégé par des rites qui assurent le déroulement du procès, et des règles strictes que doivent respecter les divers protagonistes (juge, procureur, accusé, témoins), sans omettre le public qui se doit de manifester une crainte respectueuse et révérencielle. Alors que le champ spatial du droit (qui est l'inéluctable nécessité de toute société, un droit qui constitue le moyen par lequel l'homme circonscrit une région, afin d'établir un certain ordre et une certaine stabilité dans les relations humaines) est la société tout entière, celui du conflit juridique se limite à l'arène close du prétoire. Le centre de gravité du procès figure à l'intérieur même d'un espace délimité (l'aire du feuillage d'un arbre, ou à la porte des villes, ou à l'intérieur de l'enceinte du temple même), espace délimité dans lequel les protagonistes tiennent leur partie, jouent un rôle, tandis que le public, qui est également un des protagonistes, assiste au déroulement rituel.

Le procureur demande le prix de l'infraction. L'accusé sollicite une réduction de ce prix ou bien conteste le fondement même de la poursuite. Et le tribunal, impartial par définition, se prononce en équité. Telle est la formulation et tel est le postulat. L'acte judiciaire est une alternative à l'acte religieux. Chacun doit jouer le rôle qui lui est imparti dans le rituel (4). Le président préside avec impartialité. Il assure la publicité des débats, il entend les divers témoins qui lui sont proposés, il permet à l'accusé de s'exprimer librement, il assure que la défense est correctement présentée. Il doit démontrer que tout est réglé selon la règle et le rite, afin que chacun puisse contrôler que le paiement est équitable. Ce président recourt non seulement à un langage ésotérique, que seuls peuvent comprendre les initiés (auxiliaires de justice, comme on dit) : mais il présente le visage grave de celui qui accomplit une tâche sacrée. Il y a aussi le ton, qui passe de l'affectation de sympathie pour l'accusé jusqu'à celui de commandement, quand cela est nécessaire ("Je ne tolérerai pas que… Vous prendrez la parole lorsque je vous la donnerai, Maître"), et parfois de lassitude lorsque la défense dépasse les limites ("Ah, Maître… je vous en prie").

Le président Braunschweig a merveilleusement joué sa partie. Il connaissait son dossier (bien que parfois il s'emmêlât dans la recherche de la cote où figurait tel ou tel témoignage). Mais il trébucha au moins cinq fois : quand il refusa de donner ordre à la police de dévoiler le nom de son informateur : quand il s'abstint de décider de la confrontation immédiate, entre Demoiselle Ioualitène et les deux autres témoins, quant à l'heure exacte à laquelle elle avait été bousculée par l'accusé (avant 20 heures, alors que le meurtre ne devait avoir lieu qu'à 20h10) ; et surtout quand il ne prit pas l'initiative, alors qu'il en avait le droit et même le devoir, à défaut de la défense de la faire, d'ordonner une reconstitution sur les lieux mêmes ; il trébucha une quatrième fois, lorsque, sur son injonction, la salle d'audience fut évacuée, mais également le palais de justice (si bien que la régularité de la publicité des débats n'était plus assurée lorsque l'audience reprit). Lui tiendra-t-on également rigueur du fait qu'il ait, sans doute à la demande de la Chancellerie, déposé plainte pour outrage à magistrature (contre Le Monde, et aussi contre La Croix) pour avoir publié un virulent communiqué du comité Justice pour Pierre Goldman ? Quelle que soit la fonction que l'homme assume, il y ait toujours un prix à payer et un risque à courir. L'outrage à magistrature (a.222 du Code pénal) ne constitue que la forme extrême du contrôle de la justice par le citoyen (ce que traduit la formalité substantielle des portes ouvertes) ; et il est moins grave que la séquestration du magistrat (comme à Gênes) ou le meurtre (comme à Berlin et Belfast).

Un seul témoin avait été proposé par la défense, un psychologue qui entendait démontrer la fragilité du témoignage, de tout témoignage ; et il fallait bien l'expliquer aux jurés, puisque les juges, eux, étaient censés connaître tout cela. Il fut interrompu constamment. Pourquoi cette irritation contre ce psychologue ? Parce qu'il était psychologue ? Il y a trente ans, le président Gorphe, dans un ouvrage sur la critique du témoignage, suggérait très discrètement que les juges devraient se faire psychanalyser avant de commencer à exercer leur fonctions. La thèse du président Gorphe est maintenant non seulement admise, mais dépassée : car la juge doit non seulement se connaître pour maîtriser ses pulsions, mais connaître aussi les forces sociologiques qui pèsent sur sa décision.

Sous l'effectif libéralisme de ce grand président d'assises (jamais, à ma connaissance, sous sa présidence, la cour d'assises ne prononça de condamnation à la peine capitale), et sous une manifeste volonté d'impartialité (mais peut-être, cette impartialité n'est-elle jamais totale), se révèle un autoritarisme lié à la fonction même, qui éclate dès que la fonction est mise en question, un autoritarisme qu'accroissent les marques de respect des divers auxiliaires de justice (policiers, experts, greffiers, avocats).

L'accusateur tint son rôle d'une manière exemplaire, sachant habilement renoncer à certains avantages tactiques pour se maintenir dans sa ligne stratégique, et réclamer, au terme d'un réquisitoire qui provoqua un impact profond sur les jurés, "pas moins que la détention à vie". Parlant posément, presque sans notes, comme raisonnant tout haut, pesant le pour et le contre, rassemblant l'ensemble des charges en "un faisceau de reconnaissances extrêmement impressionnantes", exposant son propos aux jurés, pour les jurés, dans un langage qu'ils comprenaient, et parfois interpellant l'accusé directement, comme d'égal à égal (lui, de son siège, et l'autre dans le box des accusés entre deux gardes), il sut se faire écouter. Et l'accusé rendit hommage à sa loyauté (ce qui devait également se retourner contre lui) : "Je vous en remercie, monsieur l'avocat général, et je vous en félicite" (Libération, 14 décembre). Il n'y avait pas à féliciter cet avocat général, et Goldman tombait lui aussi dans le piège : un faisceau de présomptions et d'indices ne peut en aucun cas constituer une preuve.

Après cela, la tâche de la défense, compte tenu de sa défaillance au cours des débats, et de ce que lui imposait l'accusé, était certes difficile. Mais elle ne donna pas tout ce qu'elle aurait dû donner. Sur un jury épuisé par une tension de cinq jours, et un réquisitoire de deux heures, Me Pollak, avec habileté certes, plaida remarquablement (pour ceux qui étaient déjà convaincus), mais inefficacement, avec une rapidité de tir à la mitrailleuse si bien que le flot verbal (farci de provençades) glissa sur le visage de cire des jurés, Me Libman plaida à son tour, plus lentement, et recourut même à ce que lui avait interdit strictement l'accusé (une lettre émouvante) ; mais il était trop tard, et aucun "beau discours" ne pouvait plus modifier l'impression acquise.

A cette occasion, on put constater combien, depuis la Guerre, le rapport de forces entre magistrats d'assises et avocats avait changé au détriment des seconds ; et, de là, combien l'influence du barreau avait décru dans la société d'après-guerre. Il y a comme une dégradation manifeste, dans l'ordre social, politique et culturel, d'une classe intellectuelle qui avait connu avant 1940 ses heures de gloire. Est-ce là le déclin de la parole ? Méfiance pour le verbe ? En tout état de cause, il est certain que le pouvoir n'appartient plus à ceux qui manient le verbe, mais à ceux-là seuls qui détiennent une parcelle du pouvoir même de l'Etat. Alors, que reste-t-il de l'ancienne relation entre magistrats et avocats ? Une espèce de soumission, et même de connivence, ce qu'un avocat, P. Damiron, exprimait ainsi, au terme de sa carrière : "Des formules serviles qui cachent le plus parfait dédain de l'un vis-à-vis de l'autre…, l'inquiétude et la crainte que nous inspirent l'intelligence et la solidité morale du juge qui tient suspendue sur nous et nos procès, l'épée de Damoclès". Alors que le rôle de la Défense est éminent, qu'elle doit tenir sa place avec fermeté, faire valoir ses droits avec intrépidité, se battre pied à pied, cerner tout témoignage, harceler l'accusation, car la plaidoirie ne peut jamais constituer que le couronnement de l'œuvre de sape antérieure. L'avocat n'est pas un "auxiliaire" de la justice ; il doit être exclusivement le défenseur de l'accusé.

Dans ce système, il est prévu que l'accusé, pourtant l'élément essentiel sine qua non, doive se tenir strictement à sa place : répondre aux questions, quand elles lui sont posées, s'expliquer avec modération, exprimer un repentir (sincère ou de pure forme), manifester totale soumission à l'ordre judiciaire, s'en remettre pour le reste à son avocat (qui lui est imposé d'office s'il refuse d'en désigner un lui-même, a. 274 du code de procédure pénale). Désormais, il n'est plus rien (c'est en effet l'avocat qui dit "je"). Désormais, il est une chose dans le mécanisme de l'appareil, manipulé par les trois principaux protagonistes : président, accusateur et défenseur.

Il ne comprend rien (et il ne doit rien comprendre) au langage ésotérique auquel il est recouru. L'enchaînement des événements constitue pour lui un spectacle irréel. André Malraux l'a remarquablement démontré dans une page des Conquérants (1928), au cours de la scène où Garine assiste au déroulement de son procès, intéressé, puis lassé comme s'il s'agissait d'un autre, et prononçant finalement la phrase, classique aujourd'hui : "Juger c'est de toute évidence, ne pas comprendre, puisque, si l'on comprenait, on ne pourrait plus juger". Mais c'est à l'Etranger de Camus (1942) qu'il faut encore se référer (un des ouvrages les plus lus dans les prisons de France) pour avoir une vision globale. "Voilà l'image de ce procès. Tout est vrai et rien n'est vrai". Camus s'est expliqué dans ses carnets, là-dessus. Y eut-il, dans l'affaire Meurseault, une erreur judiciaire. Les jurés se sont-ils trompés ? Mais finalement il est peut-être vrai que toute société a besoin de gens qui pleurent à l'enterrement de leur mère (ce que l'accusé avoua ne pas avoir fait). Mais aussi, ceci qui est assez troublant : "On n'est jamais condamné pour le crime qu'on croit" (5). Et parfois est-ce simplement un fantasme (les psychanalystes connaissent bien cela), un désir sourd de culpabilité, la fascination d'un destin collectif et le besoin impérieux d'y adhérer.

Lorsque donc l'accusé refuse de tenir le rôle qui lui est imparti et qu'il est prêt à mourir pour sa vérité, la société s'inquiète et se sent menacée. C'est pourquoi tout ce qui, dans la perspective d'un aveu et dans un comportement de soumission, aurait favorisé l'accusé (la lettre du directeur de Fresnes, le rapport des deux experts psychiatres, les diplômes, les travaux universitaires, l'intelligence, oui surtout cela, l'intelligence), tout se retourne contre lui (6). C'est ce qui s'est passé dans le cas de Pierre Goldman : le combat intrépide et loyal allait buter inévitablement contre un mur.

Car l'espace judiciaire n'est pas un lieu clos. Le procès ne se déroule pas "sous vide". Sur ce champ, spatialement limité, qui fait partie du champ social tout entier, pèsent toutes les pesées de l'environnement. Il n'y a jamais de balance juste, les poids sont toujours truqués. Qu'a-t-il donc vu en Pierre Goldman, ce jury, consciencieux, appliqué, de bonne foi, conscient des responsabilités qui lui étaient soumises, et les accomplissant même avec un certain courage, mais absolument dépassé par la tâche qui lui était confiée ? Il a vu en lui tout naturellement ce que son univers mental de petite bourgeoise parisienne lui commandait :

- un représentant de cette jeunesse gauchiste qui avait fait mai 1968 (la question d'un des jurés porta sur la participation de l'accusé à ce mouvement) ;
- l'étranger (tout au moins en la personne de ses parents) ;
- l'intellectuel (finalement les diplômes universitaires obtenus en quatre années de détention provisoire l'ont totalement desservi ; du moment qu'il était si intelligent, il était donc parfaitement capable de flouer le jury) ;
- le Juif aussi (mais, disons-le tout bas, le Juif tel qu'il est perçu, depuis juin 1967, depuis que le "moratoire d'Auschwitz" est parvenu à son terme), tel qu'il réapparaissait finalement malgré les efforts malheureux de la Défense pour occulter cette circonstance en une petite ruse qui ne trompa personne, et encore moins le public fait de jeunes gens (juifs on non) qui se trouvait dans la salle et qui cria, d'instinct, sans mot d'ordre et sans consigne : "Racistes… racistes" ;
- enfin le criminel de droit commun (désigné à la vindicte publique, par suite de la montée de la criminalité ces deux dernières années).
- Il est impossible, en raison du secret du délibéré, de connaître exactement dans quelle mesure chacune de ces pesées a pu jouer. Mais il est certain qu'elles ont joué, dans une proportion qu'on connaîtra peut-être un jour. Je veux dire par là, que pour tout autre accusé, conforme au modèle exigé par le cérémonial (c'est-à-dire manifestant aveu et repentir), les autres circonstances (l'étranger, le gauchiste, l'intellectuel, le Juif) auraient moins pesé (7).
- Dans la foule qui s'écoulait, boulevard du Palais, en cette nuit du vendredi 13 au samedi 14 décembre 1974, j'entendis ces propos : "Alors, maintenant, on condamne sans preuves ? C'est cela la nouvelle jurisprudence ? C'est une nouvelle affaire Dreyfus qui commence". Non, ce n'est pas une nouvelle affaire Dreyfus. Les événements ne se renouvellent jamais selon le modèle premier. Mais l'appareil est grippé, cela est une certitude (8). C'est en ce sens que l'affaire Goldman, présente un caractère exemplaire. Elle permet à la société française de poser un regard neuf sur cette justice qu'on affirme être rendue en son nom.

Détruire l'appareil ou le réformer

Les juges et les juristes (ceux qu'on appelle les "auxiliaires" de la justice), qu'ils s'en défendent ou non, font partie d'une caste particulière, gardienne et responsable de l'espace judiciaire, d'une classe qui s'est approprié la connaissance du droit, recourt à une langue étrangère, et maintient les justiciables à l'écart du droit, lesquels sont désormais, selon la formule de Hegel, "dans une espèce de tutelle et même d'esclavage eu égard à cette classe" (9).

Que faire devant les désordres d'une justice, tels qu'ils apparaissent au cours de cette affaire ? Il y a deux écoles de pensée et d'action qui peuvent se résumer ainsi : détruire l'appareil ou réformer l'appareil.

Dans la première perspective il est intéressant de noter la position originale de Michel Foucault, dans le débat qui l'opposa en 1972 aux maoïstes qui préconisaient la constitution de tribunaux populaires. Paradoxalement (tout au moins apparemment) Foucault manifeste une très vive hostilité à l'égard de ce genre de tribunaux. Il les considère comme "une enclave" dans la justice bourgeoise. Il dénonce le dispositif spatial (une table où siège le juge, avec, de chaque côté, l'accusateur et l'accusé) qui constitue une erreur grave, dés lors qu'il implique et signifie que l'appareil judiciaire est neutre, c'est-à-dire que le jugement n'est pas déterminé par avance et que tout va se dérouler selon une certaine norme. C'est pourquoi il affirme que, dans tout tribunal populaire , il y a, de par cette disposition spéciale, comme "l'embryon même fragile d'un appareil d'Etat". Ainsi tout tribunal populaire serait même "une manière de s'opposer à la justice populaire". La tripartition (les deux parties et l'instance médiane qui serait neutre) constitue donc pour lui un modèle particulièrement néfaste. Il y a autre chose à faire que de s'inspirer de l'appareil judiciaire bourgeois, qu'il conviendrait au contraire de combattre par toutes sortes de moyens, tels que la guérilla judiciaire à l'intérieur même du système et d'actes judiciaires populaires, lesquels "ni les uns ni les autres ne passent par la forme du tribunal" (10). Toutefois, on ne peut omettre, dans cette hypothèse les abus qu'impliquent ces "actes judiciaires populaires". Au cours de l'automne 1944, en vertu de cette justice populaire, des commandos exécutèrent, dans leur prison, des hommes qui n'avaient même pas encore été jugés (ainsi à Gap, c'est mon témoignage personnel). Où donc est alors la justice, camarade Foucault ? Et qu'est-ce que la justice ? De qui donc convient-il de se défier, de l'arbitraire de l'Etat, ou bien de l'arbitraire des ligues, ou des deux à la fois ? (11)

L'école réformiste propose, soit la suppression du jury, comme totalement inadapté aux besoins d'une justice moderne, soit plus simplement des amendements concernant la constitution de la liste annuelle du jury. Dans un excellent texte de synthèse, Jean Graven présente une critique fort vive du jury. Institution révolutionnaire (inspirée d'une institution anglaise du XIIIème siècle), confirmée en 1808 par Napoléon, parce que "sans jurés il n'y a pas de liberté dans le pays", et que le jury donne à l'accusé "l'avantage de n'être jugé que par ses pairs", fondée enfin sur le principe que la preuve du fait doit être déterminée par le jury et la condamnation assurée par les juges de carrière, cette institution ne tarda pas à révéler des défauts graves : le caractère capricieux et inexplicable de certains verdicts, dès lors que les jurés n'ont à se fonder que sur l'intime conviction et la simple intuition ; l'absence de toute possibilité d'appel, alors que cette possibilité est offerte à des délits, infiniment moins graves que le crime (12). Un nouveau système fut progressivement élaboré en plusieurs temps : loi du 5 mars 1932, par laquelle les jurés continuent à détenir l'exclusivité du fait, mais délibèrent avec les juges quant à la peine ; loi du 2 novembre 1941 (validée par ordonnance du 20 avril 1945) qui implique désormais une collaboration totale entre juges et jurés quant au fait et quant au droit. Jamais la législation française n'est allée plus loin. On estime ici en effet que la majorité de huit voix au moins accorde toujours la plus grande importance au jury, considéré comme le reflet de l'opinion publique quant aux sentiments d'éthique et de morale sociale. Mais les défauts demeurent. En 1952 et 1953, aux assises de la Seine, devant un même président et un même avocat général (il est vrai que le jury n'était pas le même), pour un crime semblable (le meurtre d'un infidèle), on vit la cour d'assises acquitter "madame Chevalier" et condamner à la réclusion criminelle à perpétuité "la fille Pauline Dubuisson". C'est pourquoi Jean Graven propose la suppression radicale du jury, qui serait totalement inadapté à la tâche à lui confier. Je serais assez d'accord sur cette proposition si j'avais une totale confiance dans les juges de carrière. Au surplus, la résistance est encore très grande quant à la suppression du jury : on peut même se demander si l'institution du jury n'a pas en fait été commandée par une sourde méfiance à l'égard des juges de carrière, comme si l'on voulait maintenir, en tout état de cause, la chance ultime que comportent les ordalies.

D'autres, dans le clan réformiste, se contenteraient de quelques amendements, par exemple :
a) il est nécessaire que la cour d'assises, comme toute juridiction, ait l'obligation de représenter la condamnation avec une motivation spécifique, afin que la sentence puisse être comprise par tous, alors qu'il s'agit des affaires les plus graves. La formule de l'article 353 du Code de procédure pénale : "la loi ne leur confia [aux jurés] que cette seule question, qui renferme tout la mesure de leurs devoirs : avez-vous une intime conviction ?", constitue de nos jours une monstruosité juridique et intellectuelle. Il y a là un privilège, accordé aux juges et jurés de la cour d'assises, que rien ne justifie. Quant au fait que, depuis 1941, jurés et juges statuent en commun tant que le fait que sur la condamnation, dans un anonymat protégé par le secret du délibéré, il ne s'explique que par le souci comme le disait déjà le président Gorphe, il y a trente ans, de "partager avec les magistrats de carrière, devant l'opinion, la responsabilité des condamnations capitales". Or l'acte de juger est un acte de pleine responsabilité et il doit le demeurer pour être vrai.
b) L'appel (et non pas seulement le pourvoi en cassation) doit être institué, afin de permettre la rectification de ce qu'un premier tribunal a jugé dans le feu de l'émotion publique.
c) Enfin, la constitution même de la liste annuelle des jurés doit être profondément modifiée. La liste préparatoire est en effet dressée par une commission présidée par le juge d'instance (commission qui se contente, très souvent au hasard, d'éliminer tel ou tel nom d'une liste proposée par les services communaux, liste dans laquelle figure traditionnellement les notables et les commerçants, au détriment des éléments ouvriers "qui ne peuvent se permettre de perdre une journée"). De ces listes d'arrondissement, est ensuite tirée, selon le même procédé, la liste départementale sous la présidence du président du tribunal de grande instance. Tout cela se fait avec une incompétence totale, si bien que la liste annuelle ne reflète en rien l'opinion du département en tous ses secteurs, à plus forte raison des "pairs" de l'accusé, comme le souhaitait le grand législature de 1808. Il me semble que le meilleur moyen serait encore de recourir aux techniques des instituts de sondages (idée nullement révolutionnaire, dès lors que les pouvoirs publics ont pris eux-mêmes l'habitude, avant de proposer une loi au parlement, de recourir préalablement à de sondages d'opinion : ainsi sur la filiation, sur l'avortement, sur le divorce).

Toutes ces réformes permettraient de remédier à des vices trop criants, mais non d'éliminer tous les "accidents". Ainsi le 11 décembre 1944, la Cour de justice de Lille eut à juger un collaborateur notoire, contre lequel le commissaire du gouvernement réclama la peine capitale ; mais la cour de justice se contente de la peine des travaux forcés à perpétuité. Il y eut manifestations et pétitions. Le Commissaire de la République Closon eut beau jeu de répliquer que les organisations de la Résistance avaient elles-mêmes établi la liste des jurés (13).

En fin de compte, on en arrive toujours à la même conclusion : afin d'assurer une justice décente, qui soit en mesure de protéger le citoyen contre l'arbitraire et l'erreur du pouvoir autant que contre l'arbitraire et l'erreur des ligues, il s'agit moins de charte et de garanties constitutionnelles que de caractère. Ce qui est, en cause finalement, que le juge soit élu, nommé ou tiré au sort, c'est essentiellement l'homme qui reçoit la charge de juger, son indépendance, sa clairvoyance, sa science et sa conscience. Le désenchantement provient toutefois de cette constatation amère que tout Pouvoir et toute Ligue trouvent toujours un juge pour accomplir la plus infâme besogne. Simone Weil a écrit une fois que rien de bon ne pouvait émaner d'un appareil depuis si longtemps en contact avec le mal, si bien que toute décision pénale ne constituait en réalité qu'un "transfert de mal". Elle avait raison. Mais cela ne doit pas nous dissuader de continuer le combat pour approcher cet absolu qui recule sans cesse.

Devant la Loi

Il y a plusieurs moyens de combattre l'appareil : de l'intérieur ou de l'extérieur, par la ruse ou par l'affrontement direct, par le recours à la règle ou par la violence terroriste. Pierre Goldman a choisi la méthode la plus simple : il n'a pas nié que l'appareil eût pouvoir de le juger, il a essentiellement refusé de tenir le rôle que l'appareil lui attribuait. La mécanique s'est alors déréglée. Ce qui aurait été avantage pour tout autre accusé est devenu preuve contre lui, le doute raisonné qui s'imposait au déroulement des débats est devenu certitude de culpabilité ; et le jugement d'un homme, strictement individualisé, est devenu celui d'un groupe social déterminé.

Or, entre les divers protagonistes du procès, la partie n'est pas égale. La société est toujours en tiers dans tout procès, imposant ses normes, ses règles, son éthique, sa morale, ses préjugés. Ni les juges ni les jurés ne sont neutres ou impartiaux, car ils partagent un même univers mental. C'est l'historien Mandrou qui déclare qu'il fallut aux juges, au XVIIe siècle, une révolution dans l'ordre mental, pour les amener à renoncer aux procès de sorcières.

Ici un accusé a entrepris, non de désobéir à la loi (comme ne le déconseillent pas certaines juristes catholiques, qui s'inspirent de Thomas d'Aquin), mais de pénétrer seul dans la Loi. Il n'y est pas parvenu. Il ne pouvait y parvenir. Ici on songe à l'apologue de Kafka, Devant la Loi. Un jour un homme entreprend de pénétrer dans la Loi. Il est arrêté par une sentinelle qui lui enjoint d'attendre. Un jour peut-être, mais pas maintenant : "Essaie donc d'entrer malgré ma défense. Mais dis-toi bien que je suis puissant. Et je ne suis que la dernière des sentinelles. Tu trouveras à l'entrée de chaque salle des sentinelles de plus en plus puissantes". L'homme attend donc. Vient l'heure de sa mort. Alors la sentinelle lui dit : "Personne que toi n'avait le droit d'entrer ici, car cette entrée n'était faite que pour toi. Maintenant je pars et je ferme".

Pierre Goldman, de même, sait que, seul, il ne pourra réaliser son projet. C'est pourquoi, au terme de son procès, il déclare : "Nul homme ne doit être seul devant une machine de cette ampleur et de cette force". Telle était au surplus la signification ultime de l'irruption inaccoutumée du public dans le Saint des Saints, le lieu même de la Loi. Nous aussi, mais ensemble, il nous faudra pénétrer dans cette Loi, et nous saurons arracher, vivant, notre ami et notre frère.

Wladimir Rabi

Notre cher Rabi oublie le ministère public, dont personne ne parle sérieusement. C'est l'avocat général qui a demandé l'indulgence pour Madame Chevalier et qui a demandé la sévérité pour Pauline Dubuisson. C'est l'avocat général qui a abandonné la poursuite contre l'assassin de Jaurès, qui fut acquitté. C'est l'avocat général qui a demandé la réclusion à perpétuité contre Goldman et qui l'a obtenue. C'est toujours le ministère public qui contrôle la procédure de bout en bout et qui oriente la décision.

Et Rabi se trompe en disant que l'intime conviction est un privilège des jurés. L'intime conviction est la règle en matière pénale, aussi bien devant le tribunal correctionnel qu'en cour d'assisses. Aucun texte, aucun règlement, aucune circulaire n'oblige un juge à infliger quatre ans de prison plutôt que trois, plutôt que cinq à un délinquant, ou une peine pouvant aller dans certains cas jusqu'à la mort pour un criminel. En matière civile aussi, c'est l'intime conviction qui fait accorder une indemnité de dix millions plutôt que de cinq ou de quinze, qui confie les enfants d'un couple désuni à la mère, plutôt qu'au père, qui accorde ou qui refuse des délais, qui interprète un contrat dans un sens ou dans un autre. Cette intime conviction ne s'élabore pas dans le vide, elle tient compte de tous les éléments de la cause, qui doivent être aussi précis et solides que possible, mais ça n'en est pas moins une appréciation. Aucun autre système n'est possible, la décision n'est jamais le résultat d'une opération mathématique.

Mais je n'ai pas la même conception de la justice que mon vieil et grand ami Rabi. A mon avis, c'est une administration comme une autre, elle n'est pas la seule qui mette en jeu la vie, la liberté, les biens des citoyens. Et c'est en l'organisant mieux qu'on la rendra meilleure, et non pas en se fiant à la vertu des fonctionnaires et des agents de justice. Ils ne risquent que trop de se croire supérieurs aux justiciables ordinaires. Il faut traquer l'orgueil dans toutes les institutions comme dans les cœurs.

Casa

Au cœur du débat soulevé par Casamayor se trouve la question suivante : dans l'institution judiciaire, quel est l'élément essentiel, l'homme ou l'appareil ? Je réponds : l'agent plus que l'instrument, l'homme plus que l'appareil ; Pourquoi ? Parce que l'appareil d'Etat ne peut produire que le mal, et ce où que ce soit sur la surface de la planète, et en quelque régime que ce soit, tandis que l'homme, s'il est capable du pire, est aussi capable du meilleur. C'est une illusion de croire que, par le moyen de certaines amendements, on puisse jamais amender l'appareil.

Wladimir Rabi

  1. Sur l'action des Juifs immigrés, voir notamment : David Diamant : Héros juifs de la Résistance française (Ed. Renouveau, 1962) et Les Juifs dans la résistance française (Pavillon 1971) ; Jacques Ravine : La Résistance organisée des Juifs en France (Juilliard, 1973) ; le numéro spécial des nouveaux Cahiers, 1974 n° 37, avec les textes de Wladimir Rabi et de A. Rayski, "Il y a trente ans, le sursaut" ; surgit la figure légendaire d'un Marcel Rayman, fusillé au Mont Valérien le 21 février 1944, qui figure dans le groupe Manouchian des 23 (la célèbre affiche rouge), et qui déclare à ses juges ; "En tant que Juif je ne voyais pas d'autre issue que de prendre les armes contre vous".
  2. Ne pas oublier ceux et celles qui entreprirent d'aller jusqu'au bout dans cette lointaine Amérique du sud. Ainsi Michèle Firk (1937-1968) qui se donna la mort au Guatémala afin d'échapper à la police (Ecrits réunis par ses camarades, Losfeld, 1970) ; elle voulait, disait-elle, "faire coïncider ma pensée, ma parole et mes actes".
  3. De lui aussi cette phrase dite lors de son arrestation : "Qu'on me soupçonne de le tuerie dans cette pharmacie me bouleversait. Un montant j'ai cru que j'étais au bord de la folie. J'ai dit aux enquêteurs : Est-ce que ce serait possible de commettre un crime comme celui-là et qu'on ne s'en souvienne plus ?" (France soir, 12 décembre 1969).
  4. Peut-être conviendrait-il de faire un jour l'analyse structurale du code de procédure pénale, comme J.A. Arnaud l'a fait pour le code civil dans Essai d'analyse structurale du code civil français, la règle du jeu dans la noix bourgeoise (Pichon et Auzias, 1973).
  5. Albert Camus : Carnets II –Gallimard, 1964, p.30). Il ajoute : "Je vois encore dix autres conclusions possibles".
  6. On pourra lire chez Karl Tucholsky : Apprendre à rire sans pleurer, (traduit de l'allemand, Aubier Montaigne, 1974) le chapitre "Justice aux yeux bandés", p.161 s. ; il se fait fort d'indiquer comment un accusé peut obtenir la peine minimum ou la peine maximum, selon son comportement ; Tucholsky, qui était de formation juridique, a suivi avec attention la scène judiciaire allemande dans les années 1918-1930.
  7. A le même époque, Simone Veil réalisait la meilleure performance au hit-parade des sondeurs d'opinion (oui, mais Simone Veil n'est pas une gauchiste).
  8. Le Président Braunschweig aurait ensuite, hors de lui, déclaré dans les couloirs à une avocate qui l'interpellait : "Il fallait mieux le défendre" (Philippe Boucher, le Monde, 15-16 décembre 1974). Cela voulait dire : soit, la défense a été inférieure à sa tâche ; soit, j'ai fait de mon mieux pour éviter la peine capitale ; soit encore, je n'ai pu faire descendre au-dessous de la réclusion à perpétuité.
  9. Hegel : Principes de la philosophie du droit (Idées, Gallimard), p. 253.
  10. Voir Les Temps Modernes (1972, n°310 bis, p. 335 à 366). Que la thèse de Foucault s'inspire de la conception anarchiste des années 1890, et des méthodes de combat du gauchisme allemand actuel, c'est un point sur lequel on peut s'interroger. Sartre, en tout cas, reste en deçà : ainsi, à propos du Tribunal Russell, auquel de Gaulle refusa en 1967 le droit de siéger en France au motif que "toute justice n'est que d'Etat" sa réponse bien faible : "On a peur de nous" (Contat et Rybalka, Les écrits de Sartre, Gallimard, 1970, p.447) ; de même, à propos du crime de Bruay, il déclare en gros : ce n'est parce que Me Leroy est un bourgeois qu'il est un criminel (la cause du peuple, 17 mai 1972).
  11. Hegel : (op. cit., p.346) : "l'opinion publique mérite donc aussi bien d'être appréciée que d'être méprisée, méprisée dans sa conscience concrète immédiate et dans son expression, appréciée dans sa base essentielle" ; certes elle contient les principes substantiels de la justice, mais sa faiblesse émane de sa perversion, de son incertitude, de sa contingence, et finalement de son jugement faux.
  12. Jean Graven : "Le sens et l'évolution du jury", Revue internationale de criminologie et de police technique, avril-juin 1970.
  13. Robert Aron : Histoire de l'épuration, Le monde des affaires (Fayard, 1974), p.20.

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